
Illustré par Thérèse Pignat
Souvent, nous glorifions l’idée du « self-made man » — ces entrepreneurs qui dans leur garage, avec un rêve et de l’espoir, révolutionnèrent le monde. La belle histoire ! Mais la réalité est souvent plus nuancée : Le créateur de Facebook n’avait emprunté à son père « que » 100’000 dollars ; Bill Gates, lui, n’a pas emprunté d’argent à ses parents, mais si sa maman n’avait pas des contacts avec certains exécutifs d’IBM, pas sûr que cette compagnie aurait confié aux nouveaux venus la création du logiciel nécessaire à leurs ordinateurs.
Le succès de ces figures est dû au talent et aux efforts, mais ces succès relèvent aussi de l’héritage, du réseau, et d’environnement favorable. Le mérite, dans ce contexte, semble davantage le produit d’un récit bien ficelé que d’une mesure réellement juste. Il laisse dans l’ombre les inégalités scolaires, les barrières sociales, et l’accès inégal aux opportunités.
Tout travail mérite salaire ?
La Suisse, riche et prospère, compte pourtant près de 700’000 personnes touchées par la pauvreté, selon l’OFS. Qu’est-ce qu’être pauvre dans un pays aussi coûteux et pourquoi ne font-ils rien ?
Et bien ils ne font pas rien ! Être pauvre ne rime pas forcément avec être au chômage. 4’000 chf/mois, c’est le seuil de pauvreté. Combien de personnes se lèvent chaque matin, et travaillent chaque jour, pour réunir à la fin du mois à peine de quoi vivre ? Ces gens sont-ils vraiment moins méritants que d’autres ? Le mérite ne garantit pas un revenu suffisant. Les travailleuses et travailleurs précaires, souvent invisibles, ne sont pas moins courageux ni moins impliqués. Leur contribution est réelle bien que mal reconnue.
La roue tourne… ou pas
Il n’existe pas une seule pauvreté, mais des pauvretés. Certaines sont systémiques : les personnes âgées, les temps partiels, les temps plein qui travaillent mais ne gagnent pas assez pour s’en sortir, sont pris dans un cycle difficile à briser. D’autres formes de pauvreté, plus temporaires, touchent les étudiants, les personnes en reconversion ou entre deux contrats.
Et que dire des disparités régionales ? À salaire égal, un Genevois ne jouira pas de la même qualité de vie qu’un Valaisan. Là encore, le mérite ne suffit pas à expliquer ou justifier ces écarts. Il ne prend pas en compte les réalités territoriales, familiales ou personnelles.
Estimer l’inestimable ?
La méritocratie est surtout évoquée lorsqu’on parle d’emploi. Certaines performances sont mesurables, mais d’autres aspects du travail restent invisibles : les gestes qui facilitent la collaboration, le travail émotionnel, ou encore les responsabilités familiales. Un parent qui élève seul ses enfants tout en travaillant mérite-t-il moins de reconnaissance qu’un employé performant, mais sans obligations extérieures ? Cette distinction ouvre la porte aussi, à tout le travail effectué sans rémunération : bénévolat, soins, tâches ménagères. Faut-il les ignorer parce qu’elles n’entrent pas dans le cadre de la « promotion » ou du « succès » professionnel ?
Mais je ne suis pas riche moi !
On aime croire que chacun a ce qu’il mérite, mais passé un certain montant, est-ce encore du mérite, ou simplement un privilège ? Selon l’économiste Giovanni Ferro Luzzi, en Suisse, être riche signifie gagner plus de 8’000 CHF par mois. Mais tout revenu est-il mérité de la même manière ? Un salaire obtenu par un travail physique intense est-il à mettre sur le même plan qu’un travail derrière un ordinateur ou que des revenus issus d’intérêts financiers ?
Plutôt que de nous battre pour défendre notre place dans une hiérarchie fondée sur un mérite incertain, ne devrions-nous pas repenser la valeur que nous donnons au travail, à l’effort, et à la vie en société ?
Pour une nouvelle mesure
Tenter de réfléchir avec le mérite, c’est participer à un système vain. Car même si l’argent aide à vivre une vie à l’abri du besoin, quelle belle jambe d’être riche mais malheureux ! En Suisse, 54 % des salariés sont satisfaits de leur travail, contre 70 % dans les pays nordiques. Qu’importe le mérite si chaque jour, c’est avec la boule au ventre que nous allons au bureau ? Si le travail doit occuper une grande place dans nos vies, il ne devrait pas être l’unique critère de réussite.
Comme le dit le philosophe Charles Taylor : « La dignité humaine, c’est ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue. » Et vous, pour quoi vivez-vous ?
Références
Office fédéral de la statistique (2023). Situation économique et sociale de la population – Pauvreté et privations matérielles. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/situation-economique-sociale-population/bien-etre-pauvrete/pauvrete-privations.html
Office fédéral de la statistique (2023). Taux de pauvreté en Suisse. Indicateurs de bien-être. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/themes-transversaux/mesure-bien-etre/indicateurs/taux-pauvrete.html#:~:text=Le%20seuil%20de%20pauvret%C3%A9%20moyen,2587%20francs%20et%205432%20francs.
Giovanni, Ferro Luzzi. (2022). À partir de combien est-on riche en Suisse ? HEG Genève. https://www.hesge.ch/heg/en/news/2022/point-j-partir-combien-argent-riche