Illustré par Marie
Il y a maintenant plus de 50 ans, la parole de quatre jeunes scientifiques du MIT tirait une sonnette d’alarme, un cri qui résonne encore aujourd’hui. Leur rapport, The Limits to Growth – qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de rapport Meadows – alertait sur les dangers d’une croissance exponentielle dans un monde où les ressources sont, elles, limitées (Meadows et al., 2022). Et pourtant, encore aujourd’hui, les Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations-Unies font siéger côte à côte la réduction de la pauvreté, la protection de la terre et des océans et la croissance économique. Le modèle développementiste conduit à de nombreux drames environnementaux et sociaux, et pourtant, durabilité et développement semblent aller de pair (ARE Office fédéral du développement territorial). Explorons ce que cette étrange alliance de concepts révèle sur notre manière, peut-être plus complexe qu’il n’y paraît, d’habiter le monde.
Un équilibre à réinventer
« Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » : en 1987, les mots de Gro Harlem Brundtland, ancienne Première Ministre norvégienne, font jaillir l’idée d’un concept censé diriger le futur de l’économie mondiale : le développement durable. Cinq ans plus tard, lors du Sommet de la Terre à Rio, les Nations-Unies lui donnent corps à travers trois piliers, qui auraient pour but de soutenir le monde de demain : économie, écologie et social. Ces trois piliers auraient dû s’allier pour soutenir l’édifice d’un monde en transition, plus durable, plus équitable, et surtout, plus stable économiquement. (INSEE, 2016).
Au premier abord, la démarche a pu sembler noble : assurer la qualité de vie des générations actuelles sans hypothéquer celle des générations futures. La solution ? Les avancées technologiques. Améliorer nos technologies pour les rendre plus « vertes », nous permettrait de croître…mais aussi de durer. C’est le cas de l’automobile. Nous privilégions notre confort, mais parce que nous devons nous aligner avec l’environnement en crise, nous remplaçons le pétrole par l’électrique, l’énergie fossile par l’énergie renouvelable.
Vernir la surproduction de vert
Néanmoins, ce développement ne semble avoir de durable que le nom. La production de moteurs électriques avance à grandes enjambées, mais en empruntant un chemin sinueux, bien loin de celui des trois piliers du Sommet de la Terre. Dans cette course effrénée pour ériger le pilier économique, l’industrie des véhicules électriques fait vaciller les deux autres – social et écologique. Pour assurer la croissance et la rentabilité de marchés toujours plus avides, l’industrie automobile “verte” n’hésite pas à recourir à des procédés finalement peu éthiques et durables. Elle utilise de nombreux produits chimiques polluants pour traiter les matières premières, extraites dans des proportions extrêmes. Le tout repose en équilibre incertain sur le dos d’une main-d’œuvre en situation précaire.
Bernard Perret, socio-économiste et essayiste, le constate. Au lieu de questionner le problème à la source, nous le revêtons de vert, dans l’espoir de pouvoir perpétuer notre système actuel. (Perret, 2009). Le secteur automobile met en avant les voitures électriques, plutôt que de remettre en cause le bien-fondé des voitures individuelles. Il délaisse ainsi des moyens plus alternatifs, comme les transports en commun. Et le phénomène s’étend bien au-delà du domaine de la mobilité. Tous les domaines sont touchés par cette pandémie développementiste qui s’insinue dans les moindres recoins de notre société. Si profondément ancrés dans le système capitaliste, citoyens, élites et dirigeants ne peuvent envisager l’écologie autrement qu’en termes de croissance, ni concevoir une transition sans l’associer à un développement économique.
Décoloniser nos modes de vie
Face à cette impasse, des voix s’élèvent. Pour faire face au paradigme néo-libéral, l’anthropologue colombien Arturo Escobar apporte un nouveau regard avec son ouvrage Encountering Development – The making and unmaking of the third world. Il développe le concept de post-développement, qui crée une rupture avec l’idéologie capitaliste dominante, originaire de l’Occident. À une économie en développement infinie précédemment privilégiée, il préfère valoriser un rapport au monde alternatif. Il faut trouver une, ou même plusieurs façons de faire société, qui ne sacrifient pas pour autant le Vivant. (Escobar, 1995).
Et ces alternatives sont variées, et s’inspirent d’un rapport au monde différent de celui établi par l’Occident depuis maintenant plus de deux siècles. Le Buen Vivir, en est un exemple. Cette vision du monde autochtone est particulièrement répandue en Équateur, et figure même dans sa constitution. Il en va de même pour la Bolivie, où le Buen Vivir est directement intégré dans ses lois. Originaire de civilisations autochtones précolombiennes, ce courant de pensée place en son centre la Nature. Cette dernière ne serait pas seulement l’environnement dans lequel évolue l’humanité, mais une entité à part entière, dotée de droits, au même titre que l’humain. Opposé au développement anthropocentriste occidental, le Buen Vivir prend position comme étant une solution alternative au paradigme capitaliste, qui commence à s’essouffler (Sozzo, 2019).
Le développement durable se présente ainsi comme la solution pour nous permettre d’évoluer sur cette planète pendant encore de nombreuses décennies. Pourtant, les incohérences se multiplient. Comment miser sur le développement quand nos ressources planétaires sont limitées et s’amoindrissent de jour en jour ? Cela semble relever d’un oxymore soigneusement poli par des politiques qui s’accrochent à conserver un système qui les avantage. Ainsi, si le développement durable sert à repeindre en vert les logiques extractivistes et capitalistes qui gouvernent notre monde, il ne peut s’imposer comme solution à la menace climatique. Le changement risque de prendre une forme plus radicale, car, si le problème environnemental est causé par les fondements de notre société, il va falloir traiter le problème à la racine.
Sources
ARE Office fédéral du développement territorial. Agenda 2030 pour le développement durable.
Arturo, Escobar. (1995). Encountering Development: The Making and Unmaking of the Third World. https://www.jstor.org/stable/j.ctt7rtgw
Bernard, Perret. (2009). « Évaluer le développement durable ». Transversalités. https://doi.org/10.3917/trans.109.0055.
Cosimo Gonzalo, Sozzo. (2019). Vers un « état écologique de droit » ? Les modèles de Buen vivir et de Développement perdurable des pays d’Amérique du Sud. Revue juridique de l’environnement. Vers un « état écologique de droit » ? Les modèles de Buen vivir et de Développement perdurable des pays d’Amérique du Sud | Cairn.info
Donella Meadows, Dennis Meadows, Randers Jørgen et al. (2022). Les limites à la croissance (dans un monde fini) : le rapport Meadows, 30 ans après. https://documentation.insp.gouv.fr/insp/doc/SYRACUSE/381798/les-limites-a-la-croissance-dans-un-monde-fini-le-rapport-meadows-30-ans-apres-donella-meadows-denni
INSEE. (2016). Définition – Développement durable. https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1644